[i]Une évidence récente
Le statut du sodomite avant le XIXème siècle
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La sodomie est une catégorie "attrape-tout" qui inclut les contacts sexuels -pas nécéssairement anaux- entre hommes, hommes et animaux, hommes et femmes, défiant la reproduction. M. Foucault fait remarquer qu’elle figurait dans la liste des péchés graves au côté du stupre (relations hors mariage), de l’adultère, du rapt, de l’inceste spirituel ou charnel et de la caresse réciproque. Si l’on parle volontiers des "infâmes" pour les désigner, les sodomites échappent à toute classification précise. Montesquieu, s’interrogeant sur ce crime étrange puni du feu, reconnaît "qu’il est très souvent obscur."
Sous l’Ancien Régime, la sodomie est prohibée pour des motifs d’ordre religieux. On l’appelle le "péché muet" ou le "vice abominable" dont il vaut mieux taire l’existence au peuple. Pour montrer l’incertitude du concept de sodomie, Pierre Hahn eut la bonne idée de consulter les manuels des confesseurs. Ainsi le Traité de la sodomie du Père L. M. Sinistrati d’Ameno (milieu du XVIIIème siècle) fait état de subtils distinguos qui ne manquent pas de surprendre le lecteur du XXème siècle.
Pour le savant écclésiastique, la sodomie se définit bien par une relation charnelle entre deux mâles ou deux femelles, mais tous les actes "homosexuels" ne sont pourtants pas constitutifs du crime. Pour qu’il y ait crime, il faut qu’il y ait coït, introduction du pénis dans l’anus "afin de le distinguer de la simple mollesse (pollution, masturbation) obtenue mutuellement entre mâle et mâle, ou entre femme et femme." Il y a péché quand on se trompe de vase ! Selon certains docteurs "l’intromission du membre viril dans le vase postérieur devait avoir lieu régulièrement et il fallait qu’il y eut sémination à l’intérieur du cul. C’était là la "sodomie parfaite" dont seuls le pape ou l’évêque pouvaient absoudre les pécheurs." En revanche, si le mâle s’accouplait par l’anus avec une femme, cette sodomie était "imparfaite" et un simple confesseur pouvait l’absoudre.
au XVIIIème siècle, le crime se laïcise, le vocabulaire change : on parle de moins en moins de sodomite (rejet de la référence biblique), et de plus en plus de pédéraste (surtout à partir de 1730) ou d’infâme (jargon de la police). Selon Maurice Lever, la laïcisation du délit homosexuel qui devient "péché philosophique" contre l’Etat, l’ordre, la nature (on parle aussi d’amour "antiphysique") désacralise le vice, qui ne sent plus le soufre.
Le crime se banalise, devient simple délit. Quelle que soit l’opinion des philosophes, l’homosexualité n’est jamais décrite comme une identité spécifique. La sodomie est une aberration temporaire, une méprise de la nature. Rien de plus. Même si Rousseau, Voltaire ou Condorcet n’ont pas caché le dégoût que leur inspirait personnellement une telle pratique, ils n’ont jamais cherché à charger "le criminel". Au contraire. Voltaire insiste sur l’idée de malentendu : "Les jeunes mâles de notre espèce, élevés ensemble, sentant cette force que la nature commence à déployer en eux, et n’y trouvant pas l’objet de leur instinct, se rejettent sur ce qui leur ressemble." Pas de quoi stigmatiser un être humain sa vie entière ! Ami de Voltaire, Condorcet, si sensible à la notion des droits de l’Homme, proposa de dépénaliser la sodomie dès lors qu’"il n’y avait point de violence."
Le plus tolérant de tous fut sans conteste Diderot.
Sous sa plume, notamment dans l’Entretien, qui fait suite au Rêve de d’Alembert, non seulement l’homosexualité perd tout caractère de péché ou d’infamie, mais elle acquiet le statut d’un plaisir précieux, au même titre que la masturbation. Pour Diderot, qui parle sous le masque du sage docteur Bordeu, l’abstinence rend fou.
Occasion pour lui de rendre un vibrant hommage au plaisir sexuel. L’état de besoin doit être satisfait à tout prix. Après avoir légitimé les pratiques solitaires, Diderot-Bordeu dit à Mademoiselle Lespinasse, qui n’en croit pas ses oreilles, la supériorité de l’homosexualité au nom du principe de plaisir et du partage de celui-ci. Le Code pénal de 1791, prenant acte de cette normalisation, ne condamnera plus la sodomie en tant que telle. Cette tolérance entérinée par le Code de 1810 prendra fin avec la loi du 28 avril 1832 qui institue le crime de pédophilie. En revanche le Code pénal ferme toujours les yeux sur les rapports hétérosexuels entre un adulte et un mineur… Il est vrai que le statut du pédéraste est en train de changer radicalement et qu’il suscite de nouvelles interrogations.
XIXème siècle : définition de l’identité par la préférence sexuelle
Le dernier tiers du siècle victorien vit apparaître de nouvelles conceptions de l’homosexualité. Le sodomite, qui n’était qu’une aberration temporaire, laisse place à "l’homosexuel" qui caractérise une espèce particulière.
Avec l’invention de nouveaux mots pour désigner ceux qui s’intéressent au même sexe, "l’homosexuel" et "'l’inverti", on change l’idée que l’on se fait d’eux. La création d’un mot correspond ici à celle d’une essence, d’une maladie psychique et d’un mal social. La naissance de "l’homosexuel" est aussi celle d’une problématique et d’une intolérance qui ont survécu jusqu’à nos jours.
Pierre Hahn date de 1857 la première enquête sur les homosexuels français faite par le docteur Tardieu et des policiers. Avec elle commence la chasse aux pédérastes, qui intéressent de plus en plus la police, les juges et le monde médico-légal. Selon le grand médecin, le vice tend à s’accroître chaque jour… et les scandales publiques amènent une répression plus sévère de la pédérastie, viols et attentats à la pudeur sur des enfants.
Mais curieusement ce sont les homosexuels eux-mêmes qui mirent le feu aux poudres en inventant la problématique identitaire. Ils voulaient faire reconnaitre leur spécificité, ce qu’on appellerait aujourd’hui : droit à la différence. C’est un Hongrois, le docteur Benkert, qui, en 1869, crée le terme d’homosexualité et demande au ministre de la Justice l’abolition de la vieille loi prussienne contre celle-ci. A la même époque, un ancien magistrat du Hanovre, Heinrich Ulrichs, homosexuel, analyse l’homosexualité du triple point de vue de l’historien, du médecin et du philosophe. Malheureusement, de ses savantes distinctions entre pédérastes et ce qu’il appelle les "uranistes", ne subsistera que la définition de ces derniers : "Une âme féminine tombée dans un corps d’homme." Sans le vouloir, Ulrichs engageait les pédérastes sur la voie glissante de la pathologie mentale. C’est en se fondant sur cette croyance en une sorte de troisième sexe que le psychiatre allemand Westphal publie en 1870 son étude sur l’inversion congenitale du sentiment sexuel avec conscience morbide du phénomène, que Havelock Ellis définit l’inverti par une anomalie congénitale et que Hirschfeld parle du "sexe intermédiaire".
Peu à peu, tout le monde s’accorde à voir en eux des malades. En 1882, Magnan et Charcot les baptisent "invertis sexuels" et les situent dans le cadre de la dégénérescence. "A la fin du siècle, nul homme ne peut se dire sain, normal, s’il n’affirme son identité sexuelle de pied en cap." La naissance de l’homosexualité pathologique va de pair avec celle de la "race maudite", selon le mot de M. Proust, et avec celle aussi de normalité hétérosexuelle. L’identité sexuelle devient un destin.
Grâce à l’influence décisive des Psychopathies sexuelles de Richard Kraft-Ebing, l’attention extrême portée aux pervers et à l’anormalité jeta une nouvelle lumière sur le "normal". La sexualité mâle "normale" relevait d’un "instinct" dont l’objet naturel était l’autre sexe.
On créa le concept d’hétérosexualité pour décrire cette normalité qui postulait une différence radicale entre les sexes en même temps qu’elle liait de façon indissoluble l’identité de genre (être un homme ou une femme) et l’identité sexuelle.
Tout compte fait, le discours médical du XIXème siècle a transformé les comportements sexuels en identités sexuelles. Les pervers succèdant aux libertins donnent aux individus une nouvelle spécificité. Alors que le sodomite, note M. Foucault, n’était que le sujet juridique d’actes interdits, "l’homosexuel du XIXème siècle est devenu un personnage : un passé, une histoire et une enfance ; une morphologie aussi, avec une anatomie indiscrète et peut-être une physiologie mystérieuse. Rien de ce qu’il est au total n’échappe à sa sexualité… L’homosexuel est maintenant une espèce." Succédant à l’âme platonicienne et à la raison cartésienne, le sexe est devenu l’ultime vérité de l’être.
La médicalisation de l’homosexualité aurait dû la protéger des jugements moraux. Il n’en fut rien. La problématique des "perversions" permit toutes les ambiguïtés. On ne distingue pas la maladie du vice, le mal psychique du mal moral. Un consensus s’est opéré pour stigmatiser ces hommes efféminés incapables de se reproduire ! En Angleterre comme en France, les attitudes anti-homosexuelles sont liées à la crainte du déclin de l’Empire et de la Nation. On ne compte plus les textes qui évoquent avec angoisse les conséquences désastreuses de la dénatalité ! L’homosexuel menace la nation et la famille. Mais il est aussi "un traître à la cause masculine". Les médecins eux-mêmes condamnent ces hommes efféminés qui ne remplissent pas leurs obligations d’homme. Ils les accusent de manquer de grandeur d’âme, de courage ou de dévotion ; déplorent leur vanité, leurs indiscrétions, leurs commérages. Bref, des "femmes manquées, des hommes incomplets".
La stigmatisation des homosexuels est sans conteste le résultat du processus de classification des sexualités.
Ironie de l’histoire, ce sont, pour une large part, les homosexuels eux-mêmes et les sexologues qui se voulaient réformistes qui enfermèrent les "déviants" dans l’anormalité. Le meilleur exemple de ce dérapage vient du sexologue Havelock Ellis. Croyant renforcer la tolérance de la société bourgeoise à l’égard de l’homosexualité, il développa l’argument de l’innéité et de l’irresponsabilité : on n’y peut rien, on est né comme cela. Résultat, "l’hypothèse d’une homosexualité biologiquement déterminée s’est imposée dans la littérature médicale du XXème siècle, engendrant toutes sortes de tentatives hormonales et chirurgicales pour changer lesbiennes et homosexuels masculins en hétérosexuels".
Jeffrey Weeks a brillamment montré la responsabilité des sexologues dans la formation du "type" homosexuel.
Malgré sa ferveur scientifique, la sexologie n’était ni neutre ni simplement descriptive. Elle disait ce que nous devions être et ce qui faisait de nous des êtres normaux.
L’obsession de la norme engendra un effort considérable pour rendre compte de l’anormal. On multiplia les explication étiologiques : corruption ou dégénération, innéité ou traumatisme de l’enfance… On produisit des typologies complexes qui distinguaient les différentes homosexualités…
Ellis distingue l’inverti du pervers, Freud l’inverti absolu du contingent. Clifford Allen définit douze types parmi lesquels le compulsif, le nerveux, le névrosé, le psychotique, le psychopathe et l’alcoolique. Richard Harvey recense quarante-six sortes d’homosexuels… Et Kinsey invente le continuum de l’hétérosexuel à l’homosexuel. Par la suite, fait observer J. Weeks, beaucoup de sexologues comprendront le danger de ces typologies rigides. Mais c’était trop tard. Une fois imposé le type de "l’homosexuel" il se révèla impossible d’y échapper.
Les pratiques sexuelles étaient devenues le critère de description de la personne. Est-ce à dire que les sexologues ont créé l’homosexuel, comme le pensent Michel Foucault ou Jonathan Ned Katz ? Oui et non. Les pratiques homosexuelles existent partout et depuis toujours. Mais "jusqu’à ce que la sexologie leur ait collé une étiquette, l’homosexualité n’était qu’une partie vague du sentiment d’identité. L’identité homosexuelle, telle que nous la connaissons, est donc une production de la classification sociale dont le but essentiel était la régulation et le contrôle. Nommer, c’était emprisonner."
Le XXème siècle n’a pas sorti l’homosexuel de sa prison.
Un siècle après le procès d’Oscar Wilde, nombre de nos contemporains continuent de le regarder comme un type sexuel criminel, au mieux comme un malade et un déviant. Deux raisons peuvent expliquer ces attitudes discriminatoires. La première est due à notre ignorance : après cent cinquante ans d’études, et de polémiques, nous ne savons toujours pas définir avec précision ce comportement fluide et multiforme dont on ne connait pas avec certitude l’origine. La multiplicité des explications a renforcé le mystère et donc l’étrangeté. L’autre raison est d’ordre idéologique. Etant donné notre conception de la masculinité hétérosexuelle, l’homosexualité joue le rôle utile de faire-valoir et son image négative renforce a contrario l’aspect positif et enviable de l’hétérosexualité.